Le rêve d’Aphrodite

Jordi Rodríguez-Amat

 

Ce texte a été inscrit au Registre de la Propriété Intellectuelle du Département de la Culture du Gouvernent de la Catalogne

 

 

J'étais devant les portes du Baptistère de Florence en train d’admirer les bas-reliefs du grand Lorenzo Ghiberti. C'était un jour où le printemps était près à se réincarner. Il faisait beaucoup plus chaud de ce qu'il devrait faire en cette saison. J'avais mangé dans un petit bistrot Via dei Pecori et me dirigeais vers la Galleria degli Uffizi, mais je voulais voir, encore une fois, La Porte du Paradis. Pourrais-je m’accuser de ne pas aimer ces bronzes-là si je les aime de tout mon cœur ?

Chemin faisant, j’avais l’impression que quelqu’un derrière moi était en train de me suivre. De temps en temps, je tournais la tête et vraiment, un homme d'âge moyen avec de longs cheveux, vêtu d'une robe couleur terre de sienne brulée, apparaissait toujours à quelques dix ou quinze mètres derrière moi. Je trouvais tout à fait étrange que de nos jours il fût habillé à la manière du XVe siècle.

Juste au moment où j’atteignais le musée et allais acheter mon ticket, il s’avança vers le guichet et d’une voix haute et perçante dit à la vendeuse donne-moi deux billets. J’eus l’impression qu’ils se connaissaient déjà bien et qu’ils étaient même très familiers.

Une fois dans le musée, il me demanda si j’avais déjà déjeuné et, après lui avoir répondu affirmativement, il me dit : viens: nous allons prendre un café à la cafétéria du musée. Nous nous sommes assis à une table à côté d'une fenêtre d'où l’on voyait la coupole de la cathédrale de Santa Maria del Fiore, construite par l’architecte Philippo Brunelleschi pendant la première moitié du XVe siècle.

Après s’être assis en face de moi, ce personnage me parla dans un italien ancien que je comprenais parfaitement. J’en déduisis qu’il était originaire de la Toscane. L'italien moderne est une langue qui tire son origine du dialecte que l’on parlait dans la région de Florence au début de la Renaissance. Quelle fut ma surprise quand, tout d’un coup, il me dit qu'il s'appelait Sandro Botticelli et qu’il y avait plus de deux semaines qu’il avait fini de peindre le tableau connu sous le nom de La Naissance de Vénus. Je ne m’étonnai pas car, après une si longue vie, moi j’avais déjà largement dépassé l’âge où l’on se laisse facilement duper. Cependant je me demandais si je rêvais. Mais non, me suis-je dit, car sur la table il y avait le café macchiato que j’avais commandé et son cappuccino qui fumait encore.

Il m'avait également dit qu’il avait 42 ans. Si mes calculs sont exacts, ai-je pensé, nous sommes en 1485 date qui coïncide avec celle où le célèbre tableau avait été peint.

Moi je n’arrêtais pas de me demander ce que ce personnage attendait de moi. Finalement, en l’observant attentivement, je pensais que cet individu pourrait être le spectre du grand peintre qui apparaissait de temps à autre au musée puisque personne ne faisait attention à sa présence.

Quelle chance, me suis-je dit, de pouvoir m’entretenir avec lui et, sans rougir, je lui demandais d'aller voir ensemble le tableau afin qu’il puisse me le commenter.

En parcourant les salles du musée, nous sommes passés juste à côté du tableau connu sous le nom de Le Printemps que lui-même avait aussi peint. Sandro est passé sans même regarder le tableau. Moi, par contre, je marchais sans pouvoir le quitter des yeux. Une fois en face de La Naissance de Vénus, Sandro me demanda de m'asseoir sur un banc juste devant le tableau.

Pensif, mesurant ses mots, il me dit: Je ne me souviens plus exactement pour qui est-ce que j’ai peint ce tableau, bien qu'il y ait ceux qui disent que c’était pour Laurent de Médicis. Bon, laissons tomber ça car je ne veux pas m’obliger à forcer ma mémoire.

À ce moment-là, il y avait des peintres qui commençaient à peindre à l'huile, mais je trouvais que la technique de la peinture à l’œuf me conviendrait mieux et je l’ai peint avec cette technique, sur toile. Le sujet, extrait de la Théogonie du poète grec Hésiode, m’avait été donné par celui qui m’avait fait la commande. Nous, les peintres, ne pouvions faire autre chose que de nous soumettre à nos mandataires.

Je dois avouer que l'émotion me secouait de la tête aux pieds, le fait de pouvoir parler à l'un des plus grands peintres du Quattrocento n'arrive pas tous les jours.

Cronos, continua Sandro, était le fils de Gaïa, Déesse de la Terre et du dieu Uranus et ce fût ce même fils qui coupa les gonades de son père et les jeta dans la mer, d’entre l’écume apparut Venus, déesse de l'amour et de la sexualité, l'héritière romaine de la déesse grecque Aphrodite.

Afin d’équilibrer les images, j'ai composé le tableau au moyen d’une balance de contrepoids avec un axe central déterminé par Aphrodite elle même, continua Sandro Boticcelli avec beaucoup d'enthousiasme. À gauche j’ai placé Zéphyr Dieu du vent de l’ouest, tandis qu’à droite l'une des Heures grecques qui semble vouloir revêtir Aphrodite. Toujours d’après la Théogonie d’Hésiode, j’ai représenté la naissance d’Aphrodite sortant nue et vierge d’une coquille Saint-Jacques. L'inclinaison de son corps sans stabilité physique m'a permis de représenter le mouvement rythmique de son image, renforcé par les cheveux ondulants dont elle se recouvre le pubis. Le moment historique m'avait obligé à ne pouvoir représenter l’image d’Aphrodite qu'avec un certain érotisme.

La composition a été conçue au moyen d’une pyramide où toutes les lignes tendent vers le visage de la Déesse. Bien que connue sous le nom romain de Vénus, je préfère, dit-il, l’appeler Aphrodite, son nom d'origine dans la mythologie grecque. Comme on peut facilement se rendre compte, continua-t-il, j'avais cherché et finalement réussi à exprimer le rythme absolu de toutes les formes sans laisser aucune partie du tableau chromatique plate.

En l’écoutant, je me suis adossé contre le dossier du banc qui était juste en face du tableau et je me suis endormi. Inconsciemment, je n’arrivais pas à percevoir le mouvement des gens et le petit murmure autour de moi. Je n'ai pas la moindre idée du temps pendant lequel je suis resté endormi, mais tout d’un coup, une voix féminine, très douce, tout en mettant sa main sur mon épaule, me dit : réveille-toi. J'ouvris les yeux et devant moi se tenait Aphrodite, vêtue du voile violet que lui offrait l’Heure grecque dans le tableau. Elle était rayonnante. La salle était complètement vide et une faible lumière diffuse n’arrivait pas à éclairer l'espace. Une fois de plus, j'ai cru que je rêvais, mais le rêve a tout à fait disparu quand Aphrodite, en me serrant la main, m'aida à me lever.

Elle me dit de la suivre. Elle marchait doucement devant moi et, en la suivant, mes yeux se remplissaient de joie en contemplant la beauté de son corps. Sa silhouette était ravissante malgré le voile qu’elle laissait tomber librement autour d’elle. Je ne sais pas comment, mais soudainement nous nous sommes trouvés dans une prairie verte, une sorte de paradis perdu, radieux, lumineux au milieu duquel il y avait un arbre. Aphrodite avait enlevé le voile qui la couvrait sous la forme d’une tunique et son corps, tout à fait nu, était splendide. Je ne pouvais pas m'empêcher de la regarder et de l'admirer.

Au milieu de la prairie il y avait un arbre plein de fruits. Elle me demanda de m’approcher et avec une voie très douce me dit: tu peux manger autant de fruits que tu veux, ils réveilleront en toi le désir de me posséder et, plus tu en mangeras, plus tu voudras me posséder sexuellement. Entre autres choses, je me souviens de m’avoir dit qu'elle pouvait réveiller le désir sexuel d'un homme rien qu’en le regardant directement dans les yeux.

Elle m’avoua que sa plus grande qualité était celle de satisfaire pleinement les hommes et les Dieux, attirés par sa grande beauté, aspiraient à ses plaisirs sexuels. Beaucoup d’entre eux réussirent. Elle eut des enfants d'Hermès, de Dionysos et d'Arès, parmi d'autres dieux. Moi, je me forçais de l'écouter, mais sa beauté m'obligeait à ne pas pouvoir quitter mes yeux de son corps.

L’attraction qu'elle exerçait sur moi était si intense, que je ne pus m'empêcher de lui demander ses plaisirs sexuels. D'abord, dit-elle, je vais t’instruire dans toutes les formes de l’amour physique. Juste à ce moment-là, je pensais au sage Indien Vatsayayana qui, sur les rives du Gangues, avait composé il y a plus de deux mille ans le fameux Kama Sutra dans lequel, entre beaucoup d’autres aspects de la science de l'amour charnel, il explique soixante-quatre positions sexuelles, d’entre elles les plus excitantes et agréables.

L'expérience pratique, poursuivit Aphrodite, conduit à la perfection, bien qu'il y ait des gens qui soient maîtres dans l'amour sexuel sans savoir ni avoir réfléchi sur cette science. Certains hommes ont appris avec l'aide d'une instructrice qui, entre autres, peut être une femme bien équipée et familière avec ces pratiques. Il peut également être réalisé avec une tante, de préférence la sœur de la mère ou, en plus de beaucoup d'autres, une majordome avec de nombreuses années d'expérience dans ces domaines.

La femme, continua Aphrodite, doit maîtriser d'autres arts afin de pouvoir faire jouir l'homme dans l’acte sexuel. Elle doit savoir chanter, jouer des instruments de musique et savoir décorer avec raffinement, des fleurs et des parfums pour prédisposer l'espace qui puisse permettre des états sublimes.

Elle continua à m'apprendre en disant : Essaie d'être sensible avec la femme afin d’exciter sa sensualité. Si la femme est expérimentée, par exemple une femme deux ou trois fois mariée, agis avec une très grande délicatesse avant de la toucher. En suivant ces formes, tu pourras même la faire tomber amoureuse de toi et vos plaisirs seront sublimes. N'oublie pas de connaître ses pensées et ses désirs et conduis toi toujours avec tendresse.

Je me suis fort essayé de l'écouter attentivement, puisque je voulais m'instruire mais l'attraction physique qu’elle exerçait sur moi m'empêchait de me concentrer sur ses mots.

Brusquement, la voix d'un gardien du musée annonçant qu'ils allaient fermer les portes me réveilla et moi, tout à fait déçu, je suis resté sans le bonheur de pouvoir jouir des plaisirs sexuels qu’Aphrodite aurait pu m’offrir.

Jordi Rodríguez-Amat

Juin 2018

À page principale A Centre d'Art Contemporain, Fondation Rodríguez-Amat