Réflexions à la suite d’une rencontre imaginaire avec Nikos Kazantzakis

Jordi Rodríguez-Amat

 

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Épitaphe sur la tombe de Nikos Kazantzakis à Héraklion (Crète)

“Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre”

J'avais découvert l’œuvre de Nikos Kazantzakis au milieu des années soixante quand, sur le conseil d'une amie, j'avais acheté le livre Alexis Zorba de l'écrivain, traduit en français car je ne connaissais le grec, langue dans laquelle il avait été écrit. En 1967 cela faisait tout justement dix ans que l’écrivain était mort. Depuis lors, je suis et je continue à l’être un lecteur passionné de cet auteur.

Mon esprit garde toujours les images de la visite à l'île de Crète où Kazantzakis est né dans la ville d'Héraklion. C’est dans un endroit de l'île que nous trouvons Lassithi avec la grotte Dikté où, selon Hésiode, Rhéa mit au monde le grand dieu Zeus.

Permettez-moi de réfléchir à une expérience qui m’est arrivée un jour à l’heure du crépuscule; ce soir-là, un mois environ après mon arrivée en Crète, je marchais distrait, sans grand bénéfice, en parcourant les petites rues de la ville pour, finalement, arriver à un endroit où la pente grimpe au long de la muraille. Là, nord, sud, est ou ouest, peu importe, en arrivant au sommet, ouvert aux quatre vents, émerge une tombe, puissante: Nikos Kazantzakis. L'émotion gonfla ma poitrine devant sa tombe avec une unique épitaphe: Je n’attends rien, je ne crains rien, je suis libre.

Là, assis sur un coin de sa tombe, le grand ciel méditerranéen de Crète au sommet, je sentais tout à coup un profond grognement qui sortait de sa plume. C’était un cri qui, comme un hurlement profond, émergeait du fond de son esprit. L’œuvre de Kazantzakis est un cri: Tout homme doit crier avant de mourir. Lorsque l'écrivain ressent un rugissement intérieur, il ne veut pas l'étouffer pour qu'il plaise bègues et muets. Le cri est la liberté par rapport aux autres: je ne veux pas être un disciple de qui que ce soit, et je ne veux pas non plus avoir de disciples. Son itinéraire dans ce monde est un simple instant, rien que le temps pour crier: Mon âme est un cri et mon œuvre l’interprétation de ce cri. Crier élargi l’esprit et libère l’individu de son anxiété intérieure.

L'homme est une bête. Si tu es cruel, tu seras respecté et craint, si par contre tu es gentil, ils t’arracheront les yeux. Crie! Crie très fort! Crève leurs tympans! Crie à faire trembler la terre. Effraye-les!

Assis sur sa tombe, je continuais à réfléchir. C’était un de ces moments ou la vie, dépourvue de tout autre but, s’offrait majestueuse devant moi, un de ces moments où l’on aime voluptueusement la vie.

Mon entretien avec lui permet à Kazantzakis de s'exprimer en des maximes qui montrent la profondeur de sa pensée. L'art, l'amour, la beauté, la pureté et la passion, parmi tant d'autres, sont des mots que l'écrivain met dans la bouche de ses personnages tels qu'Alexis Zorba. La clarté de l'esprit donne à Kazantzakis la liberté de penser et même d'échapper à la peur de la mort. Je suis Zorba car j'ai sa sensibilité et, moi-même j'enseigne la justice exactement comme l'homme enraciné à la terre, dit-il par rapport à ce personnage. Zorba et les rêves ont façonné ma lutte intérieure et mon travail.

Dès le début de la conversation, j'ai réfléchi à un fait relatif à l'être humain: la dialectique du raisonnement nous permet de configurer notre essence en tant qu'individus, essence acquise grâce aux expériences vécues au long de nôtre vie et à la capacité de réflexion personnelle. Parfois, cependant, nous devons faire des efforts afin de libérer notre chair et notre esprit de tout ce que la vie inévitablement nous a façonné. J'ai essayé de trouver, dit l'écrivain, la créativité de la beauté de l'esprit humain. Kazantzakis, lui-même, a été soumis à la chair et, sans crainte, la réflexion sur la mort l'a accompagné tout au long de son existence ; Laisse-moi mourir pour entrer dans les ténèbres.

Au long de notre entretient nous n’étions plus que deux chercheurs de bonheurs en s’appuyant l’un sur l’autre et par moments j’étais, en l’écoutant, presque effrayé des sensations voluptueuses que j’éprouvais. J’eus même le sentiment qu’il s’ouvrit à moi, tel le pécheur en face du confesseur. Moi, de mon côté, en m’appuyant sur mes raisonnements de vieux agnostique je manifestais à Kazantzakis, une et plusieurs fois, que l’âme et la chair ne sont pas séparables.

La formation à son enfance eut lieu chez les Franciscains français à l'île de Naxos. Ce fut ici que le personnage de François d'Assise l’avait captivé jusqu'au point ou il décida de se fondre avec lui. Kazantzakis s’était identifié avec la souffrance et la lutte intérieure du Saint. François était plein d'amour divin, d'amour et de mystère sans intellectualité mais enivré de mysticisme irrationnel. Kazantzakis lui-même, en dépit de son éloignement de la religion orthodoxe, n'avait jamais abandonné Dieu qui le garda dans le christianisme, cherchant un sens à la vie humaine.

Vers la fin de son existence, Kazantzakis avait dit que les rêves, avec Bergson, Nietzsche, Homère, Bouddha et Zorba étaient les personnages qui l'avaient aidé dans sa lutte humaine. Zorba était un vrai personnage, un ouvrier, un mineur qui influença la vie, la pensée et, bien sûr, le travail de l'écrivain. Zorba le Grec est l'une des œuvres littéraires qui se maintient et se maintiendront toujours dans ma mémoire, un ouvrage publié en 1946 sous le titre Vie et coutumes d'Alexis Zorba. Cet ouvrage, sous la forme d'un roman, est une hymne à la vie. Ici, l'âme et l'esprit se fondent et les valeurs esthétiques et morales s'opposent dans une tentative d'éloigner l'individu du mercantilisme social pour atteindre les plus hauts niveaux de spiritualité. Kazantzakis me confesse sotto voce, qu'en dépit d'être extrait de la vie réelle, il s'est métamorphosé en Alexis.

En 1915, Alexis Zorba (George Zorba), un personnage réel, décida de devenir moine et se rendit au Mont Athos, une péninsule sacrée au nord-est de la Grèce, un centre monastique orthodoxe avec plus de vingt monastères, dont l'entrée aux femmes est absolument interdite. Kazantzakis a rencontré George Zorba en 1917 quand il a, lui-même, passé quarante jours dans l'un des monastères du lieu. Ils sont devenus amis et les caractéristiques personnelles de Zorba étaient si puissantes qu'elles ont influencé la sensibilité et la pensée de l'écrivain.

Dans le roman, Zorba est un esprit vivant, un être obstiné et perplexe. Kazantzakis montre l'image d'un personnage qui, malgré le respect des autres, se présente sans concessions faciles et libres. Zorba est un être qui aime et frappe avec la grande puissance de l'ouvrier, le mineur qui, de plus, grâce à Anthony Quinn sait danser le sirtaki, créé par Giorgios Provias.

Kazantzaki, lui-même, définit le roman comme un dialogue; le dialogue entre l'écrivain et l'homme du peuple, c'est-à-dire le dialogue entre la plume et la grande âme du peuple. Alexis Zorba est, sans aucun doute, l'un des romans qui restent latents dans ma mémoire. Là nous y trouvons l'essence de la Crète, la synthèse entre l'Orient et l’Occident. L'écrivain a une vision du présent et du futur avec le regard toujours placé dans le monde, ici et là, à mi-chemin entre les deux civilisations. Alexis Zorba n'est pas un dieu, même pas un demi-dieu, il n’est pas un héros, il est un être humain, simple, une âme qui se promène constamment à la recherche du plaisir, un individu en lutte constante pour maintenir la liberté contre l'oppression sociale.

Kazantzakis décrit Alexis Zorba comme l’homme qui ne cherchait pas l’immortalité. L’écrivain l’avait connu sous son vraie nom George Zorba en 1917 et dans son livre le définit comme : Un buveur, un mangeur, un ouvrier, un coureur de jupons et un vagabond merveilleux. La plus grande âme, le corps le plus ferme, le cri le plus libre que j'ai jamais connu dans toute ma vie.

Du roman je garde dans mon esprit l'essence d'un personnage libre et résolu, un être qui sait ce qu'il veut, un individu qui vit pour vivre et non pas pour se soumettre à la vulgarité des matérialités sociales: La merveille de transformer l'existence quotidienne dans des valeurs spirituelles constantes, selon Kazantzakis lui-même.

Me confiant à la mémoire, je me souviens que dans le livre Lettre au Greco, que j'avais aussi lu en français, juste après mon séjour en Crète, Kazantzakis parle du vrai personnage. Un personnage avec qui il avait pu vivre ensemble pendant six mois en Crète. A ce même moment, justement en écrivant ces mots, je n'ai pas pu me libérer du désir de redécouvrir les pages du livre où Kazantzakis décrit sa rencontre avec l'homme et ce qui a ému mon esprit c’est de relire que, tout au long de sa vie, cinq personnages ont laisse une forte empreinte sur lui: Homère, Bouddha, Nietzsche, Bergson et, évidemment, Zorba.

De la lecture d'un livre, la mémoire garde les sensations générées par l'œuvre et les nombreux détails que, sans aucun doute, doit contenir un livre, peuvent survivre dans la mémoire pendant un certain temps, par contre, en général ils disparaissent avec le temps. De la lecture de ce roman, beaucoup des personnages, des lieux, ainsi que beaucoup d'autres circonstances singulières qui structurent son argument ont disparu de mon esprit, bien que leurs souvenirs puissent être confondus avec ceux des images du film fait à partir du roman. La mémoire est toujours sélective, dissipe beaucoup des particularités et d'autres contenus et ne retient que les sensations vécues au moment de la lecture. Il y a des livres dont, une fois les images ont fait partie de l'oubli, il n'y reste pas les sensations, parfois même pas le plaisir qu’aurait pu causer sa lecture.

La sensibilité et la pensée de l'écrivain trouvent sa force dans la terre de son pays. Il devient lui-même avocat de la justice et des associations caritatives. Je suis fils d'un marchand et propriétaire foncier et j'ai rencontré les gens d’en bas, les travailleurs et la misère du temps chez les autres.

C'est l'individu qui décide, bien sûr, quel est son comportement esthétique, éthique et moral. Avons-nous conscience de ce que nous recherchons? Voulons-nous satisfaire nos désirs sur le plan matériel? Sommes-nous intéressés par les plaisirs qu’offre l’argent? Qu'en est-il de la création artistique? Le bien des autres? Au cours d'une vie, il y a toujours différentes étapes dans lesquelles la personne souffre éphémèrement d'états mutables, bien que sa propre personnalité reste presque constante tout au long de son parcours. Ce sont les dernières valeurs que nous avons l'intention d'atteindre celles qui marquent notre route. À un certain moment de l'histoire, les êtres humains commencent à réfléchir sur les valeurs qui délimitent leur propre comportement et celui des autres et décident de créer des lois qui régissent le comportement du groupe et celui de l'individu: la stèle Hammourabi, les tables de Moïse, les lois de Justinien, entre autres.

La conversation avec Kazantzakis permet de profiter de sa réflexion spirituelle. J'ai compris ce que signifie atteindre le plein bonheur: Un verre de vin, des châtaignes cuites, un simple brasier, le bruit de la mer... Pour ressentir ce bonheur, il ne faut qu'un seul cœur simple et frugal. Et Kazantzakis a poursuivi: Le plus haut sommet que les êtres humains peuvent atteindre n'est pas la connaissance, la vertu, la gentillesse ou la victoire; Il y a quelque chose de plus sublime, de plus héroïque et de plus désespéré encore: la peur sacrée.

La pensée de Kazantzakis est toujours humaine, mais avec un haut degré de profondeur sensible. La lutte constante entre la pensée humaine et la pensée divine s'est manifestée ouvertement lorsque l'écrivain a vécu à Assise et a pu communier avec François, Le martyr que j'ai tant aimé. Sa lutte entre l'homme et Dieu, entre la matière et l'esprit, devint le leitmotiv de sa vie et de son travail, malgré avoir renoncé parfois à l'espoir de rencontrer Dieu un jour, et avoir manifesté: La vie n'est rien d’autre qu'une croisade au service de Dieu. Kazantzakis a senti le besoin de faire correspondre la vraie vie du Saint avec le mythe pour relier pleinement cette vie à sa propre identité. L'art a le droit, et pas seulement le droit, mais l'obligation de soumettre la matière à l'essence.

Est-ce que ce fut Le pauvre d’Assisse le roman qui lui fit tomber des larmes sur le manuscrit et qui conduit Kazantzakis à son propre échec ou bien au grand triomphe personnel?

Les expériences de vie et surtout sa formation sous l'ordre des Franciscains durant l'enfance déterminèrent, avec l'héritage de la Crète et de la Grèce, leur caractère et leur personnalité. La formation ultérieure, réalisée au cours des voyages, ainsi que l'influence du philosophe Henri Bergson, Nietzsche et du bouddhisme, entre autres, a façonné la profondeur de son travail littéraire et intellectuel. Au Collège de France, Henri Bergson avait poussé Kazantzakis à encourager à des expériences plutôt qu’à la pure logique de la pensée et l'avait introduit aussi à l'étude de Friedrich Nietzsche. C'était l'une des nombreuses pensées de Nietzsche; la lutte interne inhérente à l'individu, qui, tout au long de ma vie, a déterminé de nombreux aspects de mon travail.

L'étude de Freud et du bouddhisme a également influencée Kazantzakis. En outre, les voyages ont été bénéfiques pour ma lutte interne constante.

J'avais lu Le pauvre d'Assise en anglais sous le titre de Saint Francis et j'ai commenté à Nikos Kazantzakis que ce qui m'a le plus impressionné était le fait d'opposer la foi et la vocation de la pauvreté au Vatican. Francesco d'Assise renonça à une vie de plaisir et préféra partager les évangiles avec les êtres vivants et, en même temps, subir une pauvreté personnelle à fin d’influencer les chemins de vénération chrétiennes. Les images qui restent à jamais gravé dans ma mémoire sont les fresques de la basilique d’Assise peintes par le grand peintre Giotto, avec lesquelles se produit la rupture de la peinture du tableau plat, typique de la période médiévale, pour introduire « L’espace perspective en trois dimensions ».

Kazantzakis était un chrétien orthodoxe. Dieu existe sans être et dans les évangiles il trouva l'essence de ses croyances. Dans son livre La Dernière tentation du Christ, l'auteur, en dialogue intime avec lui-même, s'efforce de ne pas renoncer à l'idée que l'homme, même Jésus lui-même, est soumis à la dualité déterminée par le bien et le mal. L'être humain est par nature diabolique, divin et il peut en même temps haïr et aimer. Le roman, qualifié satanique par le Vatican, a ses sources dans La vie de Jésus d'Ernest Renan, historien et philosophe rejeté par l'Église, ainsi que dans les théories de Sigmund Freud et dans le matérialisme historique, doctrine philosophique que Karl Marx considère être le moteur de l'histoire. Dans ce roman, Kazantzakis tente de faire revivre les valeurs du christianisme primitif, telles que l'amour, la fraternité, l'humilité et la résignation personnelle.

Jésus, existait-il? Voici le dilemme entre son existence / non existence. Y a-t-il un historien du temps de Jésus qui parle de lui ou des miracles que racontent les évangiles? Malgré le doute, Kazantzakis soumet Jésus à deux hypothèses; Est-ce Dieu qui devient homme ou est-ce l'homme qui devient Dieu. La thèse du livre soumet Jésus à l'être humain qui doute constamment, l'homme qui a peur de la mort, qui a des dépressions et se présente tout à coup follement sensuel. Jésus accepte Marie de Magdala malgré sa possible immoralité et à la fin du livre rêve d'une vie loin de toute idée messianique. Jésus combat le désir de Dieu de le faire devenir le Messie et succombe constamment à la tentation de la chair. Sans la croix, quel aurait été le sens de son existence? Jésus était-il marié à Marie de Magdala? Avait-il des enfants? La dialectique entre l'idée de la prostituée et celle de la fidèle compagne de Jésus a été constante tout au long de l'histoire du christianisme. Les réflexions de Kazantzakis sur le Dieu-homme et l’homme-Dieu sont constantes dans sa vie et se reflètent dans le livre. Chaque moment de la vie de Jésus était un conflit et une victoire en même temps. Jésus conquit le charme invisible des plaisirs des êtres humains; Il surpassa les tentations continues de la chair qu'il transforma en esprit pour finalement monter au Golgotha.

Un jour, en me promenant dans les rues et ruelles d'Iraklio, je suis tombé face à face d’un buste; Doménikos Theotokópoulos, El Greco, grand peintre né, comme Kazantzakis, à Iraklio. Connaissant son existence sans l'avoir lu, j'ai décidé de faire face au livre Lettre au Greco. Je l'ai lu en français. C'est sans aucun doute l'un des livres de Kazantzakis qui m'a le plus impressionné. Le livre présente le testament spirituel de l'écrivain. Un livre dans lequel l'écrivain réfléchit sur le parcours de sa pensée exprimée dans son travail littéraire. Lettre au Greco est ma confession. Dans l'introduction du livre, Kazantzakis lui-même déclare: Tout homme digne d'être appelé le fils de l'homme charge sa croix au sommet des épaules et monte au Golgotha.

Le livre commence: Je prends mes outils: la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le toucher, l'esprit. L'après-midi tombe, la journée de travail est terminée et je reviens à la maison.

Son amour pour la vie et la nature a toujours confronté son travail à la nécessité d'une ascèse spirituelle, toujours avec le regard fixé sur la mort.

La lecture de l'œuvre de Kazantzakis a été à de nombreux moments de ma vie mon compagnon et mon ami spirituel.

Juillet 2018
Jordi Rodríguez-Amat

 

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